Par Roger-Charles
Carnet de voyage
« Moi, je n’ai pas connu cette époque et je me demande comment une telle inhumanité est possible… Je veux en parler autour de moi. C’est un devoir de mémoire. Pas uniquement pour les juifs, mais pour l’être humain ! »
Tels furent mes premiers mots déclarés à un journaliste de la presse écrite à l’issue de ma première journée passée à Auswitch-Birkenau…
Durant les cours d’Histoire donnés au collège et au lycée, les expressions de nos professeurs me reviennent aujourd’hui en mémoire…
Concernant les camps de concentrations, on nous parlait pudiquement de « la solution finale » décidée par les nazis, « des complexes concentrationnaires », « des centres d’extermination »… Bref, en utilisant des expressions toutes construites, des notions abstraites, bien loin pour nous de la triste réalité…
Les trois enseignantes d’Histoire qui nous ont accompagné furent comme nous, toutes trois profondément bouleversées en découvrant la réalité pourtant fort explicite et détaillée dans les manuels scolaires de notre Histoire. Car dans ces manuels, il n’y a pas cette particulière odeur qui semble définitivement ancrée dans l’air, ce silence palpable et oppressant, ce sol recouvert de cendre qu’il faut fouler en entrant dans le camp, en enjambant des rails interminables. Il n’y a pas la peur qui rend soudainement faible et craintif. Il n’y a pas ce sentiment d’angoisse omniprésent…
Ce matin là, il commençait à neiger, créant un linceul recouvrant doucement le camp, la vue du givre sur les hautes clôtures de fils barbelés électrifiés, et ce silence… ce silence angoissant…
Dés l’arrivée à Auschwitz, une émotion intense a gagné l’ensemble de notre groupe, et bien que prévenus par nos guides, Betty et Marcel WIEDER, le choc psychologique fut réel. En un seul instant, force fut de reconnaître que tout ce que nous avions pu lire, voir au cinéma ou à la télévision, était bien en-dessous de la réalité elle-même… Nous étions submergés par l’émotion, l’estomac noué, des larmes de tristesse voire de crainte au bord des yeux, et inconsciemment, nous nous sommes rapprochés les uns des autres, comme durent sans doute le faire les pauvres hères qui arrivaient au terme d’un voyage épouvantable et interminable, dans ce lamentable univers…
J’ai découvert à Auschwitz une usine de la mort, un abattoir pour être humain, un centre de mise à mort… Comment cela a-t-il pu exister ?.. N’y avait-il pas à cette époque pourtant si proche d’humains ayant suffisamment d’équilibre ou d’assise psychologique pour empêcher cela ?..
Plus jamais ça !.. C’est faux de penser que la chose n’est plus aujourd’hui possible… La presse écrite, parlée ou télévisée nous le confirme chaque jour… Cela existe encore, pensons à ce qui se passe aujourd’hui au Darfour…
Au soir de la journée passée, il m'eut été impossible d'exprimer ce que je ressentais, tant j'étais abasourdi et submergé par l'émotion, et je suis encore bouleversé à l'évocation de ces tonnes de cheveux, de ces montagnes de valises, de ces tas de lunettes, de ces monticules de chaussures, de ces petits vêtements d'enfants ...Tous ces objets personnels donnaient "corps" à ce lieu, j'ai pris brutalement conscience qu'il y avait des têtes, des bras, des yeux, des pieds qui les avaient habités, enfin voyons, tout simplement... des hommes...!
Je l'ai dit, à l'entrée du camp, l'émotion fut de suite palpable, et j'ai compris que je n'étais pas vraiment préparé à cette visite. L'entrée du camp, son fronton et ses rails sont dans tous les manuels d'Histoire ... Mais en passant moi-même cette entrée, en longeant ces rails, il me fallut maîtriser un sanglot de peur. Je décidais alors que le pire était passé. Mais, la découverte des effets personnels de ces pauvres hères acheva de me convaincre que j'ignorais vraiment tout de la barbarie de l'homme, et que seulement à ce moment-là... j'apprenais...
Ensuite, la découverture des fours crématoires et des chambres à gaz ne pouvaient plus m'impressionner tant je me suis forcé à les assimiler dans mon esprit à une sorte d'usine, comme on peut visiter des aciéries. Ces premières découvertes embuaient encore mon cerveau, et j'avoue que ce jour-là, j'ai eu envie de m'enfuir pour refuser cette vision d'horreur. Avec le recul, j'ai le sentiment d'avoir laissé une part de moi-même dans ces lieux, et notamment cette inconscience d'avoir le grand privilège de vivre sereinement, parce que j'ai la chance d'être né au bon endroit au bon moment...
Alors, j'ai ressenti à ce moment précis, la sensation de ne plus savoir qui j'étais réellement...! J'eus à cet instant, le sentiment d'avoir oublié ma propre identité, d'être tout comme eux, un numéro, un fantôme, quelqu'un dépourvu d'âme... de naître plus quelqu'un...!
Alors, j'ai marché à travers les hectares de ce terrible camp, sans avoir réellement le sentiment de marcher. J’'avais froid sans l'avoir réellement. Je baignais dans l'horreur, incapable d'exprimer ou de ressentir quoi que ce soit ... Je voulais m'imprégner de l'horrible souffrance qu'ils ont dû endurer. J'ai vainement essayé de me mettre à leur place pour mieux comprendre, mais je n'y suis pas parvenu. C'est à ce moment là que j'ai compris. Après avoir découvert le vrai visage de l'enfer qu’il me serait désormais impossible d'effacer ce terrible souvenir de ma mémoire.
Alors, Nous, la jeune génération, nous avons une mission humaine, celle de parler autour de nous, d'expliquer ce que nous avons pu voir. Il est de notre devoir de mémoire de nous efforcer de trouver des mots simples et suffisamment justes, pour éviter d'oublier... ce qui serait la pire des choses...
Ecrire pour moi aujourd'hui est encore très émouvant. Et conclure ces quelques lignes m'est difficile... Permettez moi, donc, de vous raconter en quelques mots une rencontre fortuite que j'ai faite à Auschwitz-Birkenau. A l'entrée du camp, au moment où mon groupe pénétrait dans cette enceinte de l'horreur, j'ai aperçu une petite rose sauvage qui émergeait timidement de la neige, et bien que n'étant pas un admirateur passionné de cette fleur, l'étrangeté de sa présence à cet endroit, tête baissée pour publiquement dissimuler mes yeux embués, j'ai eu alors cette pensée qu'en quatre modestes vers, je tente ici de résumer:
"Dés l'entrée de ce réellement plus grand cimetière du monde,
Par la présence de cette rose, on mesure ce qui fut immonde,
Car si cette fleur est symbole d'amour, avec ses pétales légers,
Sa tige a toujours des piquants acérés... tout comme les barbelés..."
Roger-Charles - Auschwitz-Birkenau